par Edouard Salustro,
Fondateur de la Fédération des Experts-Comptables Francophones
Président d’honneur du Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts-Comptables

 

La crise financière ouverte à l’été 2007, notamment dans sa
phase paroxystique de l’automne 2008, a accéléré un débat
méconnu du grand public et pourtant essentiel pour la vie
des entreprises : la pertinence de la normalisation comptable et de son mode de gouvernance.
En effet, le débat mené, de façon feutré mais vigoureuse, depuis le début des années 2000 en Europe et en France a conduit, depuis 2004, à modifier considérablement le processus de normalisation comptable. Jusqu’ alors partagé entre la définition de principes au niveau européen (les directives comptables) et l’élaboration d’un corpus de normes par le régulateur national (le conseil national de la comptabilité jusqu’à l’an dernier), ce processus a connu une véritable révolution. Désormais les normes sont établies par un organisme international, l’International Accounting Standards Board (IASB), reprises au niveau communautaire, et mises en application au niveau national, de manière obl i gatoire pour les entreprises faisant appel aux marchés, de façon plus ou moins extensive (selon les pays d’Europe), pour les autres.

 

Par ailleurs, en France, a été créée une Autorité des Normes Comptables (ANC) chargée de piloter la phase nationale du
processus.
Cette nouvelle gouvernance a été vivement contestée : par les PME qui n’y trouvaient pas leur compte, par les entreprises du secteur financier inquiètes de l’impact prudentiel des règles adoptées (notamment la référence à la valeur de marché conçue comme l’incarnation de la juste
valeur des actifs). Elle a sur-tout été bouleversée par la crise financière qui a confirmé, à posteriori, les craintes sur la pro-cyclicité des normes comptables, parfois accusées d’avoir provoqué la crise, plus souvent mises en cause pour l’avoir amplifiée ou entretenue. Dès lors, les instances internationales (G8, G20) se sont emparées de ce thème et ont décidé de réfléchir à une meilleure gouvernance du système.
Le débat se pose en effet aujourd’hui dans les termes suivants :

• Sur quels principes doit être fondée la
gouvernance du système de normalisation
comptable internationale ?

Cette question renvoie à la déclaration de principes sur laquelle se fonde l’IASB pour normaliser, le «cadre conceptuel». Celui-ci, de façon implicite, met au centre de la normalisation l’idée de juste valeur et de référence constante aux prix de marchés, dont la crise financière a montré les limites. La priorité est donc aujourd’hui à une réforme
de ce cadre conceptuel. Il importe de l’utiliser pour remettre au centre des travaux la notion de juste prix dans la perspective d’une juste évaluation des entreprises, comprises comme des entités permanentes, dotées de stratégies à long terme, et non plus seulement comme des supports d’investissements financiers.

 


• Comment améliorer cette gouvernance ?

La encore la crise financière a servi de révélateur montrant les limites de l’indépendance de l’IASB et sa trop grande dépendance par rapport à un modèle de financement des entreprises en crise. Si les administrateurs de l’IASB sont juridiquement indépendants, le mode de financement de l’organisme (provenant à 25 % des grands cabinets d’audit qui auront à mettre en œuvre les normes) mais surtout son mode de recrutement et de fonctionnement ont mécaniquement conduit à une grande uniformité de la pensée, et à un manque de sensibilité aux divers déterminants et aux divers objectifs de la normalisation comptable. Bref, l’IASB a été trop longtemps trop « comptablement correct », comme le montre le très faible nombre d’opinions divergentes lors de l’adoption de normes individuelles (même si cela évolue sur les derniers mois).
Aujourd’hui, il convient de distinguer clairement l’organe technique, qu’est l’IASB, qui assure expertise et transparence dans l’élaboration des normes, des pouvoirs politiques qui prennent la responsabilité de faire appliquer ces normes ; à ce titre, ces autorités politiques (les Etats ou autorités supranationales comme l’UE) doivent pouvoir exercer un «contrôle de réalisme» sur les normes. Cela se fera notamment au travers du conseil de stabilité financière, créé
par le G20.

 

• Comment l’Europe, la France et la
Francophonie doivent-elles se positionner
dans ce débat ?

Dans ce contexte qui doit profondément se rénover, l’Europe a évidemment un rôle essentiel à jouer, comme principal utilisateur des normes IASB. Cette action européenne peut s’appuyer aujourd’hui sur des acteurs publics français nouveaux et dont la création résulte largement de la volonté d’être plus efficace dans les discussions européennes et internationales. L’ANC doit être le fer de lance des positions françaises, et agir sur les deux tableaux, à Bruxelles et
à Londres. Dans ce nouveau cadre d’action, le relais francophone est évidemment essentiel, à la fois en intra-européen, mais aussi en s’appuyant sur des membres éminents de la Francophonie hors UE (la Suisse, le Canada, les pays du Maghreb…) qui ont aussi leur mot à dire au sein de l’IASB et disposent de compétences techniques importantes. Le lien est également à faire avec les lusophones et les hispanophones qui ont également des intérêts spécifiques à faire valoir dans ce débat.
La question de la sectorisation de la norme est aussi une notion essentielle. Elle a pris tout son sens, dans la crise financière, pour les entreprises financières (banques et assu-
rances). La question primordiale désormais est celle de l’application des IFRS aux entreprises ne faisant pas appel au marché pour se financer, c’est-à-dire les PME pour l’essentiel. Il est important de respecter un équilibre dans les obligations auxquelles on les soumet : trop de proximité avec les IFRS (voire leur application pure et dure comme dans certains pays européens) est irréaliste et conduit à leur imposer un fardeau supplémentaire ; une déconnexion
totale conduirait à faire perdre au tissu économique les apports incontestables de la normalisation internationale. On est donc bien sur un processus d’innutrition, les normes internationales nourrissant les normes pour les PME mais sans les écraser.
De la réponse à ces trois questions fondamentales dépendent aujourd’hui la viabilité du système de normalisation, mais aussi plus largement la compétitivité de nos entreprises, dont la dimension comptable et financière a été trop longtemps négligée.

 

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